CHAPITRE XIX

Depuis le dépeçage du morse, ils avaient pu avancer d’une vingtaine de kilomètres seulement, dépensant une grosse quantité d’énergie pour débarrasser les rails de la grêle. Le système de préréchauffage des rails paraissait défectueux dans cette région, et parfois ils devaient déblayer avec des outils manuels. Mais en cours de route ils trouvèrent un phoque mort et plusieurs manchots qu’ils arrimèrent sur le toit du loco-car.

— Les brise-glace n’arrivent pas vite. Normalement ils devraient être à l’ouvrage, dit Lien Rag.

Le réseau restait désert et impraticable. Même les voiliers du rail, pourtant équipés pour affronter ce genre de situations, ne se montraient pas. Le soir venu, ils firent fondre le lard des animaux pour remplir les réservoirs vides.

— À ce rythme, il nous faudra un mois pour atteindre Cross Alta, la prochaine station, constata Lien Rag.

— Et si un cataclysme avait détruit toute cette zone de l’océan Pacifique ? Sait-on jamais ?

Le silence radio ajoutait à leur angoisse et le lendemain ils rencontrèrent les premières victimes de la tempête, un train de dix-sept wagons complètement déchiquetés en travers des voies. Des rescapés de l’accident avaient voulu sortir des épaves et le froid les avait saisis dans des attitudes de fuite. Plusieurs étaient même encore debout, comme sur un socle.

Des fantômes blancs qui le soir brillèrent dans la lueur des phares. Le trio devait camper là dans l’impossibilité d’aller plus loin. Les wagons obstruaient le réseau dans les deux sens.

— Cette fois, dit Lien Rag, il faut jouer les robinsons.

Il dut leur expliquer ce que signifiait cette expression. Le lendemain, il visita les débris des wagons et découvrit que l’un des réservoirs de la loco éclatée contenait encore de l’huile de baleine. Ils organisèrent une opération de récupération qui s’avéra plus exténuante que la fonte du lard animal.

Dans la nuit suivante, ils furent réveillés en sursaut par un grand fracas et une illumination très vive de cette zone. Les brise-glace venaient d’entrer en action et déblayaient les voies.

Un maître Aiguilleur responsable du district vint les voir. Gourmé, déplaisant, il leur posa des questions précises sur leur présence dans ce coin.

— Vous venez de la Compagnie de la Sainte-Croix, fit-il de plus en plus méfiant.

— Nous l’avons traversée en effet, dit Lien Rag, juste avant la tempête.

— Et ils vous ont laissé repartir alors que l’ordre de non-circulation était déjà donné ?

— Nous n’étions pas seuls sur le réseau, s’énerva Leouan.

Il ne lui accorda pas un regard, se doutant de son origine rousse. Il ne s’adressait qu’à Lien Rag et paraissait le reconnaître.

— Les convois en circulation cherchent surtout à se mettre à l’abri.

— Nous n’avons commis aucun délit ferroviaire, déclara Lien fermement.

— Vous peut-être, mais la Compagnie de la Sainte-Croix si. Ils devront s’expliquer.

Lien Rag essayait de se souvenir dans quelle Compagnie ils pouvaient bien se trouver. Dans le temps, c’était la Compagnie Harrisson, mais celle-ci ayant fait faillite on avait taillé une parcelle pour la Sainte-Croix. Cette Compagnie en faillite dépendait de la Fédération et surtout de la Federal Bank où les Tarphys avaient des intérêts. Cet Aiguilleur travaillait peut-être indirectement pour les tueurs à gages de Lady Diana.

— Vous devez rester ici à attendre que la voie soit libre. Ensuite vous devrez déposer à Cross Alta.

— C’est notre destination.

— Vous serez accompagné par deux Aiguilleurs de la Surveillance.

Il finit par s’en aller et Harl Mern referma le sas derrière lui avec un profond soupir.

— Quelle arrogance ! Cette caste devient de plus en plus prépondérante dans le personnel ferroviaire. Ils s’occupent de sécurité maintenant ?

— Vous l’avez entendu ?

— D’habitude, il y a une police nettement séparée, même en Transeuropéenne qui n’est pas un modèle de libéralisme pourtant.

— C’est une ruse pour nous retenir le plus longtemps possible, dit Leouan.

— Possible.

Le maître Aiguilleur revint avec deux autres membres de la caste.

— Il y a des traînées huileuses entre un réservoir de ce train accidenté et votre loco-car.

— Nous avons effectivement prélevé de l’huile, nos réservoirs étant à sec.

— Vous avouez donc ?

Lien Rag regarda Leouan, puis le professeur.

— C’était une question de vie ou de mort. Nous ne vous attendions pas de sitôt et nous avons pensé à sauver nos vies. C’est normalement accepté par les règlements ferroviaires.

— Il y avait des dizaines d’animaux morts autour de vous. Et vous pouviez récupérer leur gras.

— D’accord, mais nous avions hâte de quitter ce sale coin.

— Vous en avez volé pour une somme considérable. Il vous faudra répondre de ce délit. Et nous ne savons pas si vous n’avez pas également pillé le convoi. C’était un train de loisir rempli de riches Panaméricains qui visitaient l’Australienne. Nous allons vérifier si rien d’autre n’a été pris.

Il repartit, laissant les deux subordonnés à la sortie des sas.

— C’est mal parti, dit Lien Rag. Ils vont nous accuser de pillage, nous retenir le temps nécessaire pour que les Tarphys viennent nous cueillir.

— Nous ne pouvons pas faire autre chose, dit Leouan.

— Je me demande si le Kid interviendra. J’ai comme l’impression qu’il voulait se débarrasser de nous.

Une nouvelle fois le jour se leva sur le spectacle de désolation. Les équipes s’activaient et les brise-glace avaient fait du bon travail. On chargeait les débris sur des plates-formes. Les corps avaient disparu depuis la nuit. Dans une semaine il n’y aurait plus trace du désastre.

— On ne peut absolument rien tenter ?

— Pas avant Cross Alta où il y a plusieurs réseaux qui se croisent, mais nous serons étroitement surveillés, je suppose. Les Tarphys ont dû promettre gros.

— On dit les Aiguilleurs incorruptibles.

— Ils acceptent de l’argent pour leur corporation.

Un peu avant la nuit, les deux Aiguilleurs montèrent dans la cabine et annoncèrent que le loco-car pouvait rouler. On avait installé des aiguillages volants pour rejoindre la voie libérée et Leouan se mit aux commandes et, à petite vitesse, se faufila à travers les engins de toutes sortes et les énormes brise-glace.

Plus loin les phares du loco éclairèrent les restes d’un immense iceberg qui avait dû être fragmenté à l’explosif, puis sectionné au laser. Il formait de chaque côté du réseau une paroi impressionnante de près de cent mètres de haut. Les rails n’existaient plus évidemment, et avaient été remplacés par une simple double voie.

Au-delà, des files ininterrompues de convois attendaient le feu vert. Convois de marchandises, de voyageurs, unités militaires inconnues. Il y avait aussi des voiliers avec leurs mâts dénudés. Des dizaines et des dizaines de voiliers avec leurs équipages rassemblés autour d’énormes braseros.

— Il y a des pirates dans le tas, dit Lien Rag. J’en suis certain. Des durs qui ne redoutent rien, même pas la température extérieure.

Plus loin, le loco-car prit de la vitesse et en principe atteindrait la cross station dans les prochaines heures. Mais l’embouteillage sur le réseau était monstrueux et seule la présence des Aiguilleurs, en l’absence de boîte de priorité, leur permettait d’emprunter la voie d’urgence. Un drapeau à l’enseigne des Aiguilleurs flottait sur le toit.

— Je n’ai jamais rien vu de tel sauf en Transeuropéenne, dit le professeur. Peut-être à Amertume Station, quand le Kid avait fermé ses frontières aux immigrants. J’ai passé là-bas les jours les plus noirs de ma vie, avant d’être emprisonné chez les Néos.

Soudain Lien Rag se mit à parler à la façon des Roux, c’est-à-dire avec des sons curieux, des gestes, des mimiques. Les deux Aiguilleurs fronçaient les sourcils, se regardaient interloqués.

— Dans la station ce sera la pagaille monstre et nous aurons une chance de nous évader. Même si nous devons prendre une direction totalement inattendue. Vers le nord par exemple. Ils ne pourront pas fouiller les centaines de trains qui attendent le passage. Ce serait illégal. Nous nous séparerons et nous allons nous donner rendez-vous dans un endroit tranquille. Que diriez-vous de China Voksal par exemple ?

— C’est une idée. Mais c’est un régime collectiviste très pointilleux, non ? fit Harl Mern.

— Nous n’avons pas le choix. De là-bas nous rejoindrons facilement la banquise et le Kid.

Ils se turent car leurs gardes commençaient de manifester de la mauvaise humeur. Ils approchaient d’autre part de la petite station de correspondance. On appelait cross station un endroit où les réseaux se coupaient approximativement à angle droit. Sinon il y avait les Y station et les star station. Les stations étoiles pouvaient avoir jusqu’à douze, vingt branches.

— Non mais, où nous conduisent-ils ?

Ce n’était plus l’entassement des wagons, des locomotives mais soudain une voie de garage entièrement dégagée, construite dans la station entre deux murs épais de glace. La loco s’immobilisa entre. Il était impossible de sortir.

 

Les Éboueurs de la Vie Éternelle
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